Quand un roman traverse le monde des idées pour plonger dans celui des blessures personnelles, les lignes entre fiction et appropriation deviennent troubles. Le cas récent de Houris de Kamel Daoud, lauréat du prix Goncourt 2024, soulève un débat complexe et passionné. Où s’arrête le droit d’un auteur à s’inspirer du réel et où commence le respect dû à l’intimité des autres ?
Dans son accusation publique, Saâda Arbane, rescapée d’un massacre atroce durant la guerre civile algérienne, affirme que Daoud a transformé des confidences privées en matériau littéraire, franchissant ainsi une limite intime. Si les détails sont troublants, cette controverse met surtout en lumière une tension essentielle : l’écrivain, explorateur du réel, peut-il s’affranchir de toutes contraintes pour nourrir son œuvre ?
Les plus ardents défenseurs de Kamel Daoud rappellent que la littérature a toujours puisé dans la vie. De Flaubert à Carrère, les grands auteurs n’ont cessé de transcrire la souffrance humaine en mots universels. Houris, affirment-ils, ne serait qu’une expression parmi tant d’autres de ce droit à la transposition. Mais, dans cette affaire, une autre voix s’élève : celle du respect du secret médical et des confidences personnelles, particulièrement dans une société algérienne où les traumatismes de la décennie noire restent une plaie béante. Dans ce contexte, la littérature peut-elle se réclamer de l’universalité quand elle piétine les douleurs individuelles ? Car si le personnage d’Aube n’est qu’une « fiction », il porte néanmoins en lui des fragments de la mémoire de Saâda Arbane, dont elle se sent aujourd’hui dépossédée.
Cette polémique s’inscrit dans un climat déjà tendu autour de Kamel Daoud. Auteur applaudi en France mais controversé en Algérie, il divise par ses prises de position jugées parfois provocantes. Ses critiques envers l’islam et son silence sur des causes comme la Palestine en font une figure à part, appréciée autant qu’exécrée. Dans cette affaire, les tensions politiques et culturelles viennent se greffer sur une question littéraire, brouillant encore davantage les cartes.
Ce débat dépasse cependant la personne de Daoud. Il interroge notre rapport à l’art et à ses limites. À l’heure où les récits de traumatismes collectifs prolifèrent, comment protéger la voix des victimes sans brider la création ? Comment éviter qu’une œuvre, censée sublimer le réel, ne devienne un instrument de domination ou de dépossession ? Kamel Daoud est-il coupable d’avoir violé une intimité sacrée ou victime d’un procès à charge, amplifié par ses positions controversées ? La réponse n’est pas évidente. Ce qui est certain, c’est que Houris pose une question fondamentale : celle du rôle de la littérature dans le monde d’aujourd’hui, entre mémoire et fiction, entre vérité et imagination.
Par Riad