La récente comparaison de Jean-Michel Aphatie entre les exactions coloniales françaises en Algérie et le massacre d’Oradour-sur-Glane (1944) a provoqué une levée de boucliers à droite et dans les médias conservateurs. Pourtant, pour Alain Ruscio, auteur de « La première guerre d’Algérie – Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852», cette analogie, bien que maladroite, souligne une vérité trop souvent occultée : la colonisation fut un « cataclysme » pour les Algériens, marqué par des crimes systématiques et une violence d’État. « Les historiens n’aiment guère les comparaisons entre époques, mais la conquête de l’Algérie a été une catastrophe humaine », explique-t-il. Entre 1830 et 1871, la France a déployé près de « 100 000 soldats » pour soumettre le territoire, usant de méthodes d’une brutalité inouïe : « razzias, enfumades, exécutions sommaires et viols ».
La conquête, qualifiée par Ruscio de « guerre totale », s’est traduite par l’anéantissement des structures sociales algériennes. Les razzias — pillages systématiques de villages — privèrent les populations de ressources, provoquant famines et surmortalité. Les « enfumades » (enfumer des civils réfugiés dans des grottes) et les massacres à grande échelle furent monnaie courante. « Des officiers, souvent vétérans des guerres napoléoniennes ou de Saint-Domingue, s’en vantaient dans leur correspondance », précise l’historien. Victor Hugo lui-même dénonça ces exactions, estimant que l’Algérie avait rendu l’armée française « atroce ». Malgré la résistance de figures comme l’émir Abdelkader, la répression fut impitoyable, laissant derrière elle des centaines de milliers de morts et une société dévastée.
Si la guerre d’Algérie est mieux documentée, ses crimes restent sous-estimés en France. Ruscio rappelle les « disparitions forcées » (Maurice Audin, Ben M’hidi), la torture généralisée, les bombardements au napalm et les « 222 guillotinés » condamnés par une « justice coloniale ». « Ces exécutions étaient présentées comme des actes contre le terrorisme, mais il s’agissait de patriotes », souligne-t-il.
En Algérie, cette mémoire reste vive, transmise entre générations. Pourtant, en France, elle est souvent reléguée au second plan, voire niée par une frange de la classe politique et médiatique.
Les tensions actuelles entre Paris et Alger ne peuvent se comprendre sans ce passif. Emmanuel Macron, bien qu’ayant timidement reconnu certains crimes (comme l’assassinat de Maurice Audin), évite soigneusement le terme de « crime d’État » pour les massacres du 17 octobre 1961 ou de Sétif (1945). À l’inverse, des figures gouvernementales comme Sylvie Retailleau prônent une politique « anti-repentance », alimentant les frustrations algériennes. « Tant que la France ne reconnaîtra pas officiellement que la colonisation a brisé la société algérienne, le malaise persistera », insiste Ruscio. Le bilan est accablant : en 1962, « 85% des Algériens étaient analphabètes », preuve d’un système conçu pour exploiter, non pour émanciper.
Alors que le RN séduit 30% des électeurs et que les discours révisionnistes gagnent du terrain, le travail des historiens comme Alain Ruscio reste crucial. Car derrière les débats mémoriels se joue une question essentielle : « comment construire un avenir commun sans affronter les fantômes du colonialisme » ? La réponse, peut-être, réside dans une phrase de l’historien : « La France a peur de ses propres ombres. »






























